Jennifer Douzenel |
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— JD, décembre 2011
— Jacques Aumont, « Histoires d’accrochage », Trafic, n°83, septembre 2012.
Le numérique n’est vraiment exploité pour ses possibilités neuves que dans une part sociologiquement et esthétiquement délimitée du cinéma, et très peu par les artistes qui font œuvre d’image en mouvement : c’est peut-être paradoxal, et probablement provisoire. Il y a, en revanche, des œuvres d’image en mouvement qui ne sont ni de la peinture (évidemment), ni du cinéma, ni même à proprement parler de l’art vidéo. Des œuvres qui sont tantôt tournées sur pellicule, tantôt avec une caméra numérique, où l’on ne renonce en tout cas à rien de l’indicialité de l’image de cinéma, mais dans un esprit qui, subtilement, n’est plus celui du cinéma. S’agirait-il de quelque chose comme un autre (tout autre) retour de la peinture ?
Plusieurs artistes, dans la décennie écoulée, ont travaillé en ce sens. Je pense aussitôt à Mark Lewis, auteur de dizaines d’œuvres donnant à voir un coin particulier du vaste monde, saisi en une heure et un jour singuliers, et toujours au bénéfice d’un geste de cadrage, spatial et temporel, qui, avec légèreté et subtilité, donne sens et poids à cette monstration6. Des plans ? — non, malgré la précision extrême du cadre, car ils se donnent à l’unité, sans perspective de montage. Des films ? — sans doute, y compris, chez lui, au sens de la pellicule, mais la production en série donnerait plutôt envie de parler de « vues », comme chez Lumière : ce qui montre l’ordinaire sous un jour non ordinaire. La filiation est d’ailleurs revendiquée par l’artiste lui-même, qui y ajoute l’idée, lointainement surréaliste (et romantique), qu’il ne détermine jamais lui-même le lieu ni le sujet filmés, mais que ceux-ci « viennent le chercher7 ».
Un tel artiste travaille évidemment avec la technique d’aujourd’hui, sans que cela le tire jamais vers l’idéologie de la manipulation prépondérante. Ses films (ou vues) sont faits avec le matériel et le dispositif disponibles pour cela8, et sans doute retouchés pour certains détails (mais pas plus qu’un cinéaste surveillant son étalonnage). L’absence d’intervention était encore plus patente dans les Real Remnants of Fictive Wars de Cyprien Gaillard (2003-2008), qui reposaient sur une intervention artificielle (le déclenchement d’un extincteur industriel dans un paysage), mais se contentaient de la documenter, obtenant l’effet de magie et de mystère sans aucun trucage de l’image même. Dans un tout autre genre encore, on pourrait penser à l’œuvre de Melik Ohanian, I See What I Saw and What I Will See (2011), où un dispositif astucieux permet de transformer l’espace en temps9.
Ohanian, Gaillard, Lewis sont des stars, montrés dans les galeries et les musées et couronnés de prix. L’occasion de cette petite note est plus modeste (mais peut-être, en un sens, encore plus révélatrice). Il y a bientôt quatre ans, je donnais pour la première fois à l’ENSBA un séminaire de 5e année (l’année du diplôme final). Je débutais comme enseignant dans une école d’art, après pas loin de quarante années d’enseignement universitaire, et je découvrais surtout les grandes différences entre les deux métiers. De ces artistes en fin de formation, déjà sur le point de se lancer dans leur carrière, j’espérais qu’ils me surprendraient, ne sachant au juste qu’attendre, mais j’espérais surtout que, produisant des œuvres, leur réflexion proviendrait de leur pratique même. C’est cette conscience aiguë, nettement formulée, qui m’a plu dans le travail de Jennifer Douzenel, dont m’est apparu d’emblée cet essentiel : elle veut rendre visible quelque chose du monde, qui n’aurait pu l’être dans une image peinte, « mais qui aurait pu être cependant un sujet (un motif) de peinture » (cette formule un peu énigmatique va s’éclairer tout de suite).
La première chose qui frappe, dans cette collection10, est la fixité du cadre. Pas de pano, pas de zoom (comme au contraire dans beaucoup des pièces de Mark Lewis) : on a le sentiment que le premier geste a été de se donner un point de station, un point de vue sur le « motif », exactement comme un peintre posant sa toile à tel endroit et à telle distance. Une distance d’ailleurs toujours moyenne : pas de gros plan, pas de perspective ostensiblement creusée, pas d’éloignement exagéré. Occasionnellement (par exemple dans MAHJ, deux minutes sur un petit tas de glace en train de fondre), la caméra est portée, et le cadre respire avec la filmeuse — mais sans rien suivre : Douzenel veut manifestement montrer quelque chose, l’indexer, mais n’intervenir en aucune manière dans son développement, quitte à risquer de le perdre (c’est l’événement qui commande, pas son filmage). De ce point de vue, son œuvre la plus extraordinaire est Vol : on ne voit d’abord, en bas à droite du cadre, qu’une mésange morte ; durant plus de quarante secondes (la durée d’une vue Lumière), presque rien, juste des passages d’ombres furtives, en haut ; et puis brusquement, par le coin du bas à droite, survient une autre mésange, qui aussitôt pique du bec la tête du cadavre, engageant un corps à corps furieux, terrifiant dans sa brièveté (une demi-minute au plus) : l’oiseau vivant semble vouloir dévorer la cervelle de l’oiseau mort, ses yeux peut-être, et pourquoi pas sa langue. Le plus étonnant toutefois n’est pas cette leçon de zoologie, mais la leçon de hasard objectif : au terme de cette lutte entre le mort et le vif, le petit cadavre a été ramené exactement au centre du cadre, où il restera sous de nouveaux coups de bec puis, après l’envol de l’oiseau ornithophage, durant la longue stase finale. Je n’avais jamais vu d’oiseau mangeant un oiseau (à la première vision, incurable sentimental que je suis, j’ai cru que l’oiseau désespéré tentait de ramener une compagne à la vie) — mais ce que je vois dans Vol, c’est aussi le prodige d’un cadre choisi purement à l’intuition, et qui se termine par un centrement aussi parfait qu’imprévisible. Il faut vraiment avoir beaucoup de croyance dans le cadre pour qu’un tel bonheur vous échoie (en dépit de ce qu’un jugement trop rapide pourrait laisser penser, on est aux antipodes de la stratégie de la caméra de surveillance).
La plupart du temps, les événements qui se déroulent sous nos yeux sont moins excessifs. Encore que : dans New York, la caméra a été mise au ras du trottoir ; la moitié basse de l’image montre des bandes blanches, signalétique rendue énigmatique par le point de vue ; au milieu, une vapeur blanche s’échappe de quelque bouche d’aération, image typiquement new-yorkaise défamiliarisée par son abstraction ; au tiers supérieur de l’image, les roues et le bas des caisses de voitures jaunes (des taxis sans doute), et par intermittence, lorsque la circulation s’aère, des passants sur le trottoir d’en face, loin, sans visage. La bande-son surtout est étonnante, sifflement de la vapeur, crissements de freins, avertisseurs, une musique de musicien concret ou bruitiste. Soudain deux paires de pieds semblablement chaussés de tennis entrent par la gauche, l’air martial, puis sortent, marquant la fin de la comédie. On sent bien le léger truc : la décision sur le cadrage temporel a été prise, un peu trop ostensiblement peut-être, à partir de sa fin — mais cet effet de fin humoristique a la vertu de donner, à ce qui risquait d’être pure suite d’accidents visuels, un cadre temporel aussi fort que le cadre spatial est souligné.
La plupart du temps, les vues de Jennifer Douzenel sont moins « fictionnelles » que ces deux-là. Ce sont des œuvres où le motif est en général peu mobile, à première vue relativement plat, où l’on doit se rendre attentif à de petites modifications, très lentes ou très fugitives, qui donnent leur prix à l’immobilité et au silence11 (ou à la monotonie sonore). La toute première qui m’ait été proposée, Orage, montre, en légère plongée (on filme, disons, d’un deuxième étage), un paysage urbain triste et moche, une banlieue sans âme ; il fait nuit, on voit seulement, mal éclairées par des lampadaires, des silhouettes de bâtiments carrés ; un lampadaire isolé, plus proche, laisse voir un bout de trottoir, une chaussée, angoissants comme l’asphalte cher au cinéma de Weimar. Il fait nuit, la pluie tombe, drue, bruyante ; de temps en temps un éclair, au loin, puis l’orage se rapproche, les éclairs deviennent plus violents, ils illuminent tout ce pauvre paysage ; soudain le lampadaire du premier plan s’éteint ; à l’éclair suivant, c’est une des lumières de l’arrière-plan qui vacille, puis se ranime. Une minute plus tard, après un autre éclair terrifiant, le lampadaire, sans dire pourquoi, se rallume, et lentement se remet à son boulot d’éclairer la banlieue morose. Lorsqu’il y est vraiment parvenu, le film s’arrête.
Encore cet orage est-il — du moins dans ma description, qui le « lyricise » exprès — assez accidenté. D’autres événements ne le sont presque pas. Dans Hommage, un projecteur électrique est filmé d’assez près et de biais, on voit surtout les poussières voletant dans la colonne de lumière qu’il dessine ; c’est ce vol lent et monotone qui est le motif de l’image, seulement troublé, au bout de deux minutes, par un léger changement de la lumière du fond. Ou bien, dans Montagne, une meule de foin emballée de plastique noir, un ensilage artisanal, filmé dans la campagne pyrénéenne : le cadre est fixe, neutre (pas trop près, pas trop loin, on pense vraiment à la distance d’un peintre pleinairiste), il fait jour et il fait beau, cette fois — et seul un peu de vent gonfle et dégonfle légèrement la bâche noire, faisant lentement respirer ce monstre. Parfois, l’événement est si ténu qu’il se voit à peine. Pour Fil d’araignée, le titre aide puissamment à percevoir le héros du film, tendu entre un broc de verre à gauche et un verre vide à droite, sur une table en plein air, couverte d’une nappe blanche : rien, aucun événement, un son étale et blanc (le vent, à moins que ce ne soit un ruisseau proche), et juste ce fil qui scintille capricieusement, minimalement.
C’est un art du petit miracle, de l’à peine visible. Forcément, cela ne va pas sans quelque fragilité ; parfois, le risque est de laisser le filmage symboliser la réalité (dans Dublin, un glas interminable accompagne une fumée grise sortant d’un parallélépipède de pierre, sur le côté d’une église : connotation funèbre un peu trop univoque peut-être) ; ce peut être aussi un cadre si singulier qu’il se donne trop à voir (comme celui, saisissant, de Miroir : un petit quadrilatère éclairé au centre, une barre de lumière jaune un peu à droite, se détachant sur un fond sombre ; mais tout s’explique lorsqu’on comprend que c’est le reflet d’un instrumentiste en train de jouer sur les orgues d’une église). Parfois au contraire le risque est que la réalité montrée soit si ténue qu’il semble n’y avoir presque plus rien, tel Kelip Kelip, image noire seulement constellée de minuscules points brillants et errants. Mais cette dernière œuvre, justement, me semble l’une des plus représentatives de l’art de Douzenel : ces petits points à peine visibles sont l’enregistrement non retravaillé d’une situation réelle. Il s’agit de lucioles (kelip kelip, « les scintillantes », est leur nom en malais), filmées à Kampung Kuantan, au sud de la Malaisie, dans des forêts qui en abritent la plus grande concentration au monde. Cela n’est pas dit dans l’image, ni vraiment dans son titre, mais une telle œuvre ne s’adresse qu’à un spectateur qui veut croire à l’automatisme de la trace : produits par un programme informatique, ces points erratiques n’auraient pas d’intérêt.
Je le disais en commençant : ce n’est pas parce qu’on tourne avec du matériel HD qu’on se condamne à faire ensuite de la magie de laboratoire méliésien. Jennifer Douzenel, après d’autres, confirme qu’il existe encore aujourd’hui, pour l’image mouvante, une voie lumiérienne féconde ; et même, si on me passe le mot, une voie surlumiérienne — car, tandis que les frères lyonnais montraient « l’extraordinaire dans l’ordinaire », des œuvres comme Hommage, Fil d’araignée ou Montagne montrent carrément l’extraordinaire dans l’insignifiant. « Extraordinaire » semblera exagéré, et l’est un peu. J’aurais pu dire : le sensationnel, car c’est bien de cela qu’il s’agit, chez Douzenel comme chez ses grands prédécesseurs de la décennie antérieure : traquer dans un spectacle banal, rendu sans pose ni emphase, une « petite sensation » que sa capture amplifie, et transforme en émotion (autre définition de l’ontologie bazinienne, si on y pense bien).
Comment présenter ces œuvres ? c’est évidemment la question difficile et cruciale. Elles ne sont pas faites pour être vues obligatoirement assis dans le noir (et en grand format). Inversement l’accrochage en galerie les diminue, en les tirant vers la photographie et le pittoresque, surtout si on les neutralise encore un peu plus en les présentant en boucle continue (tendance dominante aujourd’hui). Une œuvre comme Fil d’araignée, vue distraitement, donne un effet de nature morte gracieuse mais banale, nappe blanche, gobelets rouges, objets en verre, luisances élégantes, arrière-plan trempé dans l’ombre : quoi, tout cela, déjà vu ? Il faut le temps, le regard aigu, amusé et complice, et un certain confort, pour voir que c’est tout autre chose, une révélation si l’on veut (et bel et bien photographique), mais diaphane, tongue in cheek — essentielle et sans importance. Au fond, il n’y a guère que chez soi qu’on peut les voir bien : exactement comme des œuvres de peinture. D’ailleurs, présentées sur des supports plats et encadrés, elles reprennent pour l’essentiel le dispositif de la peinture. Dispositif de peinture, charge esthétique de cinéma : c’est à mes yeux la particularité de ces vues, ce qui les rend passionnantes (la Montagne de Jennifer Douzenel ne fait pas pour rien allusion à la série des Meules de Monet).
Je laissais miroiter en commençant un « nouveau » retour du cinéma à la peinture. C’était un peu tricher, car il ne s’agit ici à proprement parler ni de cinéma ni de peinture — quoiqu’un peu des deux. J’ignore si ce genre d’œuvre est destiné à devenir répandu, et peut-être n’aura-t-il pas une fortune (économique, critique) suffisante pour cela. Mais à coup sûr ces petits parcours mentaux, ces minuscules révélations, ces satoris12, exacerbent une essence de l’image indicielle et durative. Faites pour être contemplées (même distraitement), ces vues filmées qui ne sont pas du cinéma, ces images non peintes de main humaine qui font tableau, sont un nouvel avatar, inédit, d’une vieille hantise.
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2 Exposée à la galerie Louis Carré du 10 mai au 30 juin 2012 (j’ai eu le plaisir de dire tout le bien que j’en pense dans le catalogue édité à cette occasion par la galerie).
3 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Vrin, 2012.
4 Il était déjà possible de traiter l’image argentique, au développement, au tirage, à l’étalonnage, et aussi par divers procédés plus élaborés — certes plus lourds dans leur mise en œuvre et au résultat souvent moins convaincant que les procédures numériques.
5 Une exception : les impressionnants paysages néo-impressionnistes de Jacques Perconte (vus entre autres à la Galerie G, à Paris, en octobre 2011). Voir son site, www.jacquesperconte.com.
6 Son site personnel, www.marklewisstudio.com, permet de voir une reproduction de toutes ces œuvres, dans un format agréable.
7 Entretien filmé, www.dailymotion.com/video/x9aikz_mark-lewis-interview_creation.
8 Tournage sur pellicule Super 35 mm, report en numérique de haute définition (2k).
9 Voir la description qu’en fait l’artiste sur son site, http://days.ommx.org/index.php.
10 Une trentaine d’œuvres à ce jour, dont on peut avoir une idée en consultant le site de l’artiste, www.jennifer-douzenel.com (où elles sont reproduites toutefois, sans doute par crainte de la copie sauvage, dans un format « timbre-poste » qui ne leur rend guère justice).
11 Cette involontaire citation de Bresson (« Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité
et le silence », Notes sur le cinématographe, p. 28) n’est pas tout à fait déplacée.
12 À parler plus rigoureusement, ce serait un kensho, une révélation instantanée – alors que le satori est destiné à durer. Mais ce dernier terme est passé dans notre langue, avec son sens approximatif que j’endosse.
— Anaël Pigeat, Art Press n°397, février 2013, p28
Dans son espace Primo Piano, Emilia Stocchi montre cet hiver les vidéos de Jennifer Douzenel, diplômée de l’école des beaux-arts en 2009. Avec ce lieu indépendant qu’elle a créé il y a quelques années, elle mène un remarquable travail de découverte et de soutien à de jeunes artistes. La salle du rez-de-chaussée est cette fois plongée dans le noir. Un hommage à Michel Verjux sous la forme d’un plan fixe sur un spot de lumière avec des particules de poussière qui flottent dans l’air ; un oiseau vivant jouant dans le sable avec un oiseau mort ; des chauves-souris qui traversent un écran ; des fils noirs qui se balancent, évoquant des caténaires au dessus des rails de chemin de fer, mais qui sont en fait des cordages de cerfs-volants ; un « ciel vivant » dessiné par des lucioles en Malaisie. Les vidéos de Jennifer Douzenel sont à la fois intrigantes et limpides. Elle tourne des plans fixes dont elle extrait quelques minutes — les plus denses — et rapproche ses gestes de la position d’un peintre. La question du cadre est chez elle essentielle. Ses œuvres sont des « fragments de réel » qui se poursuivent toujours bien au-delà du champ de la caméra. Ce sont des boucles, mais avec un début et une fin qui se fondent l’un dans l’autre pour montrer qu’il n’y a pas de trucage. Le dispositif de projection est très important — minuscule moniteur dans une bibliothèque pour les chauves-souris, ou grande vidéoprojection (rare dans son travail) pour les lucioles malaises. La BF15 de Lyon lui consacrera une exposition en janvier prochain ; ce sera l’occasion de découvrir d’autres micro-récits élevés au rand d’événements poétiques.